À ceux qui partent : Serafim

À chaque rentrée depuis, je pense un peu à lui.
Je pense à ce moment précis, qui précédait de peu les mots fatidiques et effrayants. Je me figure le jeune enseignant que j’étais, engoncé dans ses certitudes et qui pourtant voulait bien faire, tout gêné face aux parents d’élèves qui se succédaient devant lui. Je le revois, ce jeune gars que j’étais, faire face à Serafim, et Serafim le regarde : il me regarde un peu toujours, depuis.
Là, il vient de s’ébrouer ; il s’est balancé un peu sur sa chaise, mais juste un peu, comme s’il n’avait pas fait exprès, qu’il n’avait une fois de plus pas su maitriser son corps, un corps déjà trop grand pour son âge ; il a regardé sa mère très doucement, presque avec maladresse, comme s’il ne savait pas comment l’on doit regarder une mère, comme si on pouvait le faire maladroitement, et lui a adressé un sourire timide, malhabile. Il y avait son bulletin de notes sur la table, entre lui et moi. Il a voulu coincer sa tête dans le cou de sa mère, dans un geste pigeon, aimable et souffreteux (on l’entendait presque, à le voir, roucouler, mais comme le font les pigeons blessés, ceux à qui il manque une patte, un bout d’aile) ; elle, elle a remué sa nuque solide, l’a dégagé d’un mouvement d’épaule, et il en a eu les larmes aux yeux – mais comme Serafim était un gamin doux et prévenant, il n’a pas pleuré. Et s’il n’a pas pleuré, alors que ça le dévorait, que c’était pressant, qu’il avait les yeux d’un rouge d’incendie, c’était : pour ne pas ennuyer sa mère.
Un instant plus tôt, la mère de Serafim avait dit d’un ton sévère, sans appel, l’index brandi, en plongeant son regard acéré dans celui tout gonflé de Serafim – et alors on aurait cru voir un regard en percer un autre – :
« Je te préviens, Serafim, si tu continues comme ça, je te renvoie au pays. »
Alors il s’était balancé sur sa chaise, légèrement, dans un mouvement balancier de feuille à l’automne.
J’avais modéré mes propos après la phrase assassine et qui m’avait effrayé, tenté de changer doucement le sens de ce qui était écrit sur le bulletin, disant diplomatiquement : « pardonnez-moi, mais je crois que vous faites erreur », disant encore : « non, ce n’est pas exactement ce qu’il faut comprendre » – alors que tout était pourtant très clair et que la mère de Serafim avait très justement compris les choses qu’on avait voulu lui signifier sur l’indolence de son fils –, j’avais même hasardé un très audacieux (et dont j’espérai alors qu’il ne s’ébruite pas) : « pour ma part, je trouve que cette remarque n’est pas pertinente » à propos de ce qu’avait écrit Mme Belabbès, mais non, c’était trop tard, comment dire : le mal était fait.
Puis il y a eu ce moment où ils se sont levés : d’abord la mère, en me remerciant, après avoir ramassé – non, après avoir collectés avec des gestes fâchés – les documents savamment éparpillés sur la table pour les ranger dans son porte-documents apporté tout précisément à cet objet ; au moment qu’elle avait eu fini de me remercier, notre interaction était terminée, et elle n’était plus là, plus vraiment, quand bien même elle jetait encore sur nous son ombre. Le regard de Serafim n’exprimait plus en croisant le mien une dernière fois guère qu’une espèce de tristesse étale, grasse comme une pommade, d’une tristesse de celles auxquelles on ne peut rien, qu’on a devant les catastrophes lointaines et prévisibles lorsqu’elles finissent par survenir, et qu’on sait que c’est triste, mais qu’il ne s’agit pas de nous.
C’était comme si Serafim n’était pas concerné par sa propre situation. Il faut dire qu’il avait essayé, qu’il avait vraiment essayé de s’y mettre mais voilà : il n’y arrivait pas, pas comme ça, pas avec nous. On avait aussi essayé de l’aider, peut-être qu’on avait mal essayé, ou pas assez. Il se disait peut-être déjà que ça irait en empirant. Il savait peut-être aussi, confusément, qu’il n’y était pour rien, dans le fond ; que le « quand on veut, on peut ! », c’est tout juste bon pour les gens qui, de pouvoir, finissent par se persuader qu’ils ont commencé par vouloir. Il disait parfois, en haussant les épaules, l’air sincèrement désolé : « c’est pas mon truc, c’est tout ». Il le disait comme s’il disait d’un autre : c’est pas son truc, ne l’embêtez pas, vous voyez bien que ça lui fait de la peine pour rien.
Sa mère s’est raclé la gorge ; alors il s’est tourné précipitamment vers elle en bousculant sa chaise – il s’en est même excusé auprès de moi, comme si j’allais le gronder – et l’a rejoint à la porte, en me jetant un regard désolé. C’était un regard désolé pour moi, comme s’il s’en voulait encore de m’avoir pris de son temps. Elle, elle partait toute droite ; lui, il était oblique, penché, la nuque cassée, et moi aussi, j’étais comme ça, après.
« C’est un classique », a dit Mme Wilson un peu plus tard d’un ton de connaisseuse, en soufflant sur son café, alors même qu’elle avait de la mousse au bout des boucles et que ça ne faisait pas très sérieux : « c’est un classique, ils disent tous ça – petit soupir et yeux levés au ciel –, ils disent toujours ça ».
Je me suis demandé d’où elle pouvait bien tenir cette information et cet air si sûr, puisqu’elle était alors tout aussi nouvelle que moi dans l’exercice de l’enseignement. J’ai mis ma tête entre mes mains, puis elle a glissé lentement entre mes bras, ma tête ; autour de moi, dans la salle des professeurs, les paroles glissaient aussi. Cette phrase, moi, elle m’avait assommé :
« Si tu continues comme ça, je te renvoie au pays. »
Je l’entendis plusieurs fois par la suite, cette année-là, et puis les autres, et encore les autres après. Je l’entendis beaucoup et je l’entends encore. C’est ce que disait le père d’Abiola, qui enfilait un treillis quand il venait au collège pour se donner un air martial. C’est ce que disait le père de Bono, sous sa belle moustache, avec son accent anglais qui rendait presque agréables à l’oreille des colères pourtant violentes. C’est ce que le père de Marwan disait à Marwan, et aucun des deux n’y croyait ; c’est ce que disait aussi la mère de Rodica, et après avoir dit cela souvent elle s’excusait en prenant sa fille dans ses bras, et leurs cheveux s’entremêlaient, et on sentait que non, jamais elle ne la renverrait au pays, et la teneur de la menace s’affadissait, mais ça marchait tout de même ; c’est ce que disait aussi la mère d’Elif, celle de Sacha, et celle de Parfaite, mais on n’y croyait pas un seul instant et Parfaite pouffait ; et le père de Roméo qui faisait construire une villa en plâtre dans un quartier de Skopje, et ensuite il passait à autre chose et me parlait de sa villa ; il me disait : « venez, un jour ! je vous ferai des crêpes » ; c’est ce que disait la mère de Geoffrey à Geoffrey, alors que ce qu’elle appelait le pays, c’était l’Alsace, ça faisait bien rire Mme Walter – parce qu’elle, le pays, elle crevait d’envie d’y retourner, elle attendait sa mutation.
Ils parlaient tous de pays dont à l’âge de leurs enfants j’ignorais la teneur – ils n’avaient longtemps été pour moi que des noms sur des cartes, aussi tangibles qu’une Syldavie, un Hyrule, un Calisota – ; ils en parlaient comme d’un ailleurs redoutable, comme s’il se fut agi d’une conscription, comme s’ils eussent dit : « je vais te mettre en pension » ; comme on menaçait nos grand-mères de les mettre chez les sœurs ou de les marier.
« Si tu continues comme ça, je te renvoie au pays. »
Le jeune enseignant que j’étais en restait à chaque fois tout troublé. Moi, ce qui aurait pu être « le pays », je crois qu’on l’enterra un jour en même temps que mon grand-père ; je naquis sans, et l’on ne me menaça jamais de m’envoyer ailleurs que chez une vieille tante pour ramasser les patates pendant deux semaines – je me souviens qu’elle disait « cueillir » les patates. Il ne me reste plus en guise de frontières que des soupçons dans les regards et des questions sur les consonnes de mon nom.
Serafim poursuivit son année scolaire sur la même lancée, ou plutôt sur le même amorti, écoutant d’une oreille les cours auxquels il ne prêtait bientôt plus attention, à se demander même s’il ne les reconnaissait pas aux professeurs qui les dispensaient, tant il semblait s’éloigner d’eux, sans plus vraiment chercher à comprendre, ennuyé seulement de ne pouvoir satisfaire aux désirs de sa mère, mais ça n’était pas si grave, plus si grave, quand elle n’était pas là ; ça ne l’embêtait en vérité que pour elle, et sincèrement pourtant, mais voilà : il avait des amis de qui il était aimé, quand la récréation s’annonçait il écarquillait de grands yeux, toujours comme un peu surpris de la récurrence des moments de bonheur, et il s’engouffrait dans le couloir sans courir, les cherchant déjà du regard, ses amis, il ne savait jamais par où ils allaient arriver et toujours se faisait surprendre, il sursautait même, c’était un peu comique, je pense aussi qu’il m’aimait bien et qu’il aimait aussi Mme Wilson et la grande Rachida qui d’ailleurs lui ressemblait un peu, Rachida surtout avec qui il partageait la même placidité du regard ; et le sport, il n’y avait que sur la piste de course qu’on le voyait un peu s’agiter, Mme Aubagne disait qu’on en ferait un athlète, et peut-être même un arbitre, et à la fin il était tout rouge et souriant, ça nous faisait rire quand on le voyait après le sport, il était si heureux qu’il ne nous regardait pas dans les yeux, il regardait tout et le ciel avec un regard affolé, il racontait le sport comme personne et personne ne le comprenait vraiment, il parlait avec les mots et les gestes, il avait un langage à lui quand il parlait des courses et du gymnase, il y avait un peu de serbo-croate qui remontait comme des bulles dans ses phrases, on se sentait bêtes quand il nous parlait du sport, parce qu’on ne comprenait rien mais que lui, le rouge encore aux joues, il savait très bien de quoi il parlait ; je crois bien qu’il était heureux d’avoir treize ans, juste un peu embête, parfois, qu’on ne les laisse s’épanouir et qu’on les enferme quatre jours et demi par semaine dans des salles de classe où il ne lui restait d’échappatoire que les nuages, derrière la fenêtre, qui parfois avaient la chance d’être pommelés.
Et puis sa mère un jour dit :
« Je t’avais prévenu. »
Son nom disparut un jour des listes d’appel.
On ne sut jamais où il était passé. Même si on aurait pu le deviner, l’effort de la précision nous était trop grand. Je crois qu’on ne voulait pas réaliser. Quand on se demandait où était passé Serafim, on finissait juste par se dire : « je ne sais pas ».
De Serafim il ne reste plus au collège qu’un manteau d’enfant sur le portemanteau de ma salle, un manteau qui était déjà un peu petit pour lui, il avait toujours un peu froid aux poignets, un manteau qu’il avait juste oublié là, et qu’il n’a pas eu le temps de reprendre avant de partir, avant d’être emparti ; il ne reste qu’un manteau, un gros manteau d’hiver ; Serafim est parti avant même que le printemps ne revienne. Je garde au fond de la salle un manteau d’hiver d’un enfant qui un jour l’avait accroché là, et qu’aucun enfant n’a repris depuis ; c’est un rappel ; tout le monde sait qu’il y a au fond de ma classe un manteau, et quand les petites Bérénice et Elsa qui n’ont pourtant jamais connu Serafim viennent m’aider à ranger ma salle avec des airs réprobateurs – quel bazar, monsieur ! –, et qu’à la fin je ne retrouve plus mes affaires parce que tout a changé de place et s’est réagencé, il ne reste d’immuable que ce manteau auquel jamais personne ne touche, comme si l’on savait que ce manteau, c’était moi qu’il touchait.
Je ne pense pas souvent à lui, mais je pense à lui régulièrement. C’était mon premier emparti. C’est une odeur dans l’air qui m’y fait penser chaque année, celle de l’hiver qui commence à refluer ou celle du plastique qui fond dans les rentrées pleines d’été, peut-être car ils partent souvent au printemps et ne sont plus là en été ; il y avait cette odeur dans les murs vendredi dernier : j’ai pensé à Serafim.
Serafim enfant vit encore dans mes souvenirs ; il était enfant il y a neuf ans ; lui, il doit nous avoir oubliés, il doit ne plus savoir exactement quel nom portait son professeur de français ; il doit avoir changé maintenant, peut-être même a-t-il changé de langue, il doit sûrement avoir grandi, sûrement même qu’il est très grand, on sentait qu’il le serait un jour encore plus qu’il ne l’était déjà, mais il reste dans ma salle son manteau d’hiver et d’enfant, et dans ma mémoire la phrase cent fois dite et dont je sais désormais qu’elle n’est pas toujours mensonge :
« Si tu continues comme ça, je te renvoie au pays. »
À chaque rentrée depuis, je pense un peu à lui, et à ceux qui l’ont suivi.