Cher Jesse

Cher Jesse,

Quand on nous a lu ton histoire en classe, nous avons été impressionnés et émus.

Nous t’admirons.

Dans notre classe, nous sommes tous très différents : parmi nous, certains ont déjà dit un gros mot en cours, se fabriquent des ongles en papier ou contemplent les radiateurs. Il y en a qui font de la boxe, de la natation, du football, et Il y en a même une qui va participer au Cross départemental – elle va peut-être même se qualifier pour le Cross régional.

On sait que les Jeux olympiques ont été un moment difficile pour toi. Pourtant, ton histoire est incroyable : tu as fait taire les racistes, on peut même dire que tu leur as fait peur.

On voulait te demander : est-ce que tu serais allé assister à la Coupe du Monde au Qatar ? Car, tu sais, des esclaves sont morts lors de la construction des stades. On sait bien que ça n’est pas vraiment la même chose, mais on voulait savoir ce que tu aurais fait.

*

Tu as montré que personne ne pouvait nous empêcher de pratiquer le sport qu’on aime et, malgré vos différences, tu as réussi à être ami avec Luz Long. Tu as fait un grand geste qui a changé le sport et qui a changé le monde.

Je ne sais pas comment tu as fait pour rentrer dans ce stade, tu étais l’un des seuls Noirs, tout le monde devait t’observer. Tu n’as pas eu peur, et tu y es allé.

Je ne sais pas comment tu as fait pour ne pas avoir peur. On ne sait pas comment tu as fait.

Moi, quand je vois les regards rivés sur moi, j’angoisse, je suis gênée. – Moi, j’ai peur de mon père, de mon frère, de mon grand-père et même de mon professeur de français quand il fronce les sourcils – j’ai peur de la viande qui saigne quand ma mère cuisine, de ma sœur quand elle n’est pas coiffée – du noir, des tortues et des baleines, de mes propres cauchemars, des valises dans le grenier, des placards entrouverts – de l’école.

Et toi, tu n’as pas eu peur.

Tu te souviens de tout ça, de ton ami Luz Long et des Jeux olympiques ?

*

Moi, je n’ai peut-être pas participé aux Jeux olympiques, mais je me souviens de mon premier tacle, de mon premier but, de ma première chute et du bonheur quand on gagne son premier match de foot – et aussi de la tristesse de ne pas voir ses parents, après, à la remise des médailles, parce qu’ils sont fatigués. Leur absence m’avait blessée.

– Je me souviens aussi de mes premiers entraînements. Je ne connaissais personne. J’aimais le bruit de mon pied qui frappait la balle. Quand quelqu’un marquait un but, les parents nous acclamaient. Je me souviens qu’un jour j’avais mis mon maillot à l’envers : heureusement, personne ne s’était rendu compte de rien.

Je me souviens de mon premier ballon, il me tenait beaucoup à cœur ; c’était un souvenir de mon père. Quand mon ballon a fini par crever parce que j’avais trop joué avec, j’ai fondu en larmes.

– Je me souviens de l’angoisse les lors des moments qui précédaient un combat ; avant d’enfiler mes gants, j’allais serrer la main de mon entraîneur pour le remercier d’être venu. Le gymnase tout entier sentait les gants.

– Je me souviens du drôle de bruit qu’a fait mon poignet en se brisant : je courais, et mes pieds se sont emmêlés dans ma robe trop longue, je suis tombée. Je me souviens avoir entendu la sirène du camion de pompiers, et des couleurs : du rouge, du bleu, du rouge et du bleu qui tournaient.

Je me souviens de la chaleur du plâtre.

Je me souviens que mes parents ne l’avaient pas signé.

– Je me souviens aussi comme si c’était hier de cette course en mer : le ciel était gris et plein de nuages mais nous étions contents d’aller naviguer. Je m’étais lancé dans la course plein d’énergie et je l’avais gagnée en réalisant trois tours en un temps record. Une fête était organisée pour accueillir les gagnants. Nous avons reçu des tas de fleurs, des roses, des jaunes et des blanches, plus jolies les unes que les autres.

Dans ma chambre, je suis resté longtemps allongé sur mon lit à admirer la belle médaille que j’avais gagnée. Je ressentais de la fierté en me revoyant, moi aussi, sur la première marche du podium.

*

– Je n’ai peut-être pas participé aux Jeux olympiques, mais je me souviens que j’ai participé au cross du collège ; je me souviens de la nature et de l’odeur de la forêt. Je me souviens que j’ai vu ma sœur tricher et prendre un raccourci. Alors qu’elle passait devant tout le monde, elle est tombée dans la boue et a perdu sa chaussure.

Je me souviens du grand bonheur quand je suis arrivée, parce que j’avais réussi à terminer ma course ; tout le monde est venu me taper dans la main. Après, j’avais mal à la main pour toute la journée.

– Je me souviens du premier jour de natation, de l’eau chaude de la piscine, de l’odeur du chlore qui me piquait le nez. Je courais souvent autour de la piscine et un jour mon tibia a heurté le bord du bassin : je me suis blessée.  Je ne savais pas nager, je ne connaissais personne : je me souviens pourtant avoir rapidement appris à nager, en quelques séances à peine. Je me souviens des douleurs que je ressentais au niveau de mes jambes et de mes bras.

Je me souviens avoir sauvé un poisson avec ma cousine, c’était à la mer, on faisait de la plongée. Il avait une boule de plastique coincée dans la gorge. On l’avait ramené sur le bord, on l’arrosait chaque seconde, on appuyait sur ses nageoires. Quand la boule de plastique est sortie, on a remis le poisson à l’eau.

Je me souviens qu’à chaque plongeon, mon bonnet ne cessait de glisser et mes cheveux venaient s’éparpiller sur mon visage.

Je me souviens des doigts fripés, des courbatures, de la fatigue, et de mes lunettes de bain pleines de buée.

Je me souviens quand je suis enfin montée sur le plot, devant une centaine de personnes : après sept ans d’entraînement, j’allais enfin, pour la première fois, participer à une compétition. Dans la foule, ma famille m’applaudissait.

Je ne me souviens plus si j’ai eu peur.

On ne sait vraiment pas comment tu as fait pour ne pas avoir peur.

*

On espère que tu es bien là où tu es, que tu as un chat pour te tenir compagnie quand il fait froid, l’hiver, sous tes couvertures ; que tu as un beau potager, un cerisier, et un lac où te baigner quand il fait chaud, l’été.

On espère que tu es bien là où tu es, et que tu es fier de ce que tu as accompli.

On pense bien à toi.

Kaïs, Mariam, Maria, Marwa, Feinda, Moussa, Zakaria, Mélina, Marcela, Farah, Naël, Adrian, Sahar, Maleek, Hasan, Hayatullah, Niamatullah, Alex, Idriss, Evan, Hillary, Adam, Sarah, April, Sirine, Chahinaz, Ibrahim & Aliya

[Ce texte a été écrit dans le cadre du projet du Livre de l’Académie par les élèves de la classe de 6F du collège Paul-Langevin, accompagnés de l’auteur Fabien Arca.]