Cet article est en cours d’élaboration et ne tient pas encore compte des changements apportés par l’actuel ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, depuis sa prise de fonction le 20 juillet 2023.
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EXISTE-T-IL DES TENUES INTERDITES À L’ÉCOLE SELON LA LOI ?
Cette question, très épineuse, fait débat depuis très longtemps et provoque régulièrement des controverses.
Il convient de rappeler, pour commencer, que l’uniforme n’a jamais été obligatoire dans les établissements scolaires publics (si l’on excepte évidemment les tenues professionnelles obligatoires lors d’ateliers manuels, pour des raisons de sécurité, ou encore les obligations définies par les établissements privés). Si l’on croit souvent (à tort) que les écoliers du siècle dernier portaient des uniformes, c’est qu’ils portaient en vérité une blouse qui n’avait pour but que de préserver l’intégrité de leurs vêtements à une époque où l’on utilisait des encriers plutôt que des quatre-couleurs. Et les costumes portés par les enfants dans Les 400 coups, s’ils ressemblent furieusement à des uniformes vus depuis les années 2020, n’en étaient en fait pas. Méfiez-vous des discours qui demandent le « retour » de l’uniforme : ils émanent de personnes qui ne connaissent pas l’histoire de l’Éducation nationale.
Mais alors, est-il possible de tout porter ? quelles sont les tenues interdites, et pour quelles raisons ? Dans chaque établissement scolaire, c’est le règlement intérieur, voté en conseil d’administration par les élus (parents, enseignants, membres de l’administration), qui donne la règle. Rappelons tout de même qu’un règlement intérieur ne peut pas aller contre la loi, qui lui est nécessairement supérieure : si une disposition illégale y figure, c’est le règlement entier qui est caduque. Il existe un principe, en droit français, qui porte le nom de « hiérarchie des normes » : des droits prévus par la constitution française, par exemple, ne peuvent pas être contredits par des obligations du code civil, qui est en-dessous de la constitution dans cette hiérarchie.
Rappelons aussi que la signature du règlement intérieur par les parents et élèves en début d’année ne signifie pas qu’ils l’acceptent, mais simplement qu’ils en ont pris connaissance.
Mais alors, que peut interdire le règlement intérieur ?
Bien entendu, ce n’est pas le port des claquettes-chaussettes qui fait débat, mais le port des signes ostensibles (et non pas ostentatoires comme on le croit parfois) d’une appartenance à une religion.
C’est une loi de 2004 qui fait référence encore aujourd’hui : la loi sur le « port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Cette loi, particulièrement courte, introduit dans le code de l’Éducation nationale l’article suivant :
« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »
En 2004, cette loi est adoptée à la majorité absolue (494 voix pour, 36 contre). Les arguments et les profils des « pour » et des « contre » sont alors parfois très différents et issus de bords politiques opposés. Seul le groupe des communistes et républicains vote à une petite majorité contre, et l’UMP (droite) et le Parti socialiste votent à une grande majorité pour. Dans l’ensemble, on observe une espèce « d’union sacrée ».
Remontons encore un peu dans le temps : le vote de cette loi fait suite à ce que les médias ont appelé « l’affaire des foulards de Creil », une histoire bien plus ancienne : en 1989, il y a 33 ans, trois adolescentes refusaient d’ôter leur voile en classe : la société française réalisait que l’islam était implanté durablement sur son territoire, et se questionnait sur la notion de laïcité, déjà plutôt âgée puisque datant de 1905, et apparue avec la fameuse loi de séparation de l’Église et de l’État.
Mais qu’interdit véritablement cette loi de 2004 ? En vérité, les termes sont flous. Ce n’est pas la loi qui va fixer les contours de cette interdiction, mais la circulaire interprétative qui va suivre, en date de la même année : ce qui est interdit, c’est (je cite) : « le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa, ou une croix de taille manifestement excessive ». Par extrapolation, on peut aussi inclure, par exemple, le turban sikh (selon la jurisprudence du 5 décembre 2007), ou tout autre élément qui viendrait couvrir les cheveux (disposition déjà établie par la grande majorité des règlements intérieurs des établissements publics).
Les choses sont enfin claires, car ce qui n’est pas interdit est autorisé (c’est un des principes du droit). Sont interdits les voiles (c’est-à-dire tout ce qui couvre les cheveux), les kippas et les grandes croix. Les enseignants sont aussi concernés par ces interdictions, mais seulement durant le temps passé au contact des élèves (y compris, donc, durant les sorties scolaires).
Le reste est donc autorisé, y compris les signes discrets, comme les petites croix, les discrètes mains de Fatma (qui symbolisent les cinq piliers de l’islam) portées autour du cou ou du poignet, les pendentifs en forme d’Étoile de David, etc. Pour simplifier : tant que ça ne se voit pas tout de suite, c’est autorisé.
Cependant, on observe régulièrement des rappels au règlement, voire même – mais plus rarement – des exclusions dues à des tenues n’étant ni « le voile islamique […], la kippa, ou une croix de taille manifestement excessive ». En 2022 par exemple, c’est au tour des abayas d’être au centre du débat public. Elles ne sont pas les seules : on parle aussi de bandanas, de « robes sombres » ou de « jupes longues ». La loi de 2004 est muette : comment interpréter un bandana, une jupe ? La réponse ministérielle du 15 juillet 2015 (qui n’est pas une disposition de la loi mais une interprétation censée donner une « direction ») était la suivante : « il n’est pas aisé de faire la part entre la revendication identitaire et la revendication religieuse, voire l’expression d’un mal-être adolescent. En tout état de cause, la définition de la conduite à tenir dépend toujours d’un faisceau de facteurs : le fait que le port de telles tenues s’accompagne de discours ou d’attitudes de contestation de la laïcité, de comportements prosélytes ou communautaristes doit inciter à la plus grande fermeté ».
Réponse certes un peu vague, mais qui rappelle tout de même que la tenue doit être envisagée à l’aune du comportement de l’élève : finalement, la véritable ligne rouge reste celle de la contestation des enseignements.
En somme, une tenue dont la description ne figure pas dans la loi de 2004 (un foulard islamique, une kippa, une grande croix) ne peut être considérée comme religieuse que si le comportement de l’élève la fait apparaître, la définit comme telle, par exemple par une verbalisation explicite lors d’un entretien ou un refus répété – et constaté – de modifier son habitude vestimentaire. En effet, si l’abaya est un vêtement traditionnel qui peut légitimement être considéré comme religieux, il ne pourra être considéré comme religieux et ostensible qu’en fonction du contexte, c’est-à-dire de la manière dont il est porté et de son impact potentiel et/ou prévu sur le cours. Par ailleurs, il est parfois difficile de distinguer un vêtement ample vendu dans une grande enseigne d’une tenue religieuse !
Questionné à ce sujet, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, répond, en 2022 :
« Pourquoi ne faut-il pas préciser le type de vêtement visé par la loi de 2004 ? Parce que nous nous aventurerions sur un terrain extrêmement complexe. D’un point de vue juridique, l’abaya n’est pas simple à définir, et nous serions contournés la semaine suivante par une longueur de robe, par une forme de col, par tel ou tel accessoire qui prolongerait le problème de semaine en semaine et nous contraindrait à multiplier les circulaires, ce qui nous emmènerait directement au tribunal administratif, où nous perdrions. »
Le constat est le suivant : il est impossible de définir, au-delà du voile, de la kippa ou de la grande croix, un signe religieux ; l’interdiction d’un signe entrainant nécessairement l’apparition d’un autre signifiant. Le ministre conclut par ces mots :
« C’est la loi de 2004 qui doit être appliquée, avec fermeté et avec sang-froid. »
Mais que dit la loi de 2004 ? La circulaire d’application s’en tient à l’interdiction du « voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, [de] la kippa, ou [d’]une croix de taille manifestement excessive ». L’éternel retour !
En définitive, une tenue qui n’est pas explicitement interdite par les descriptions précitées ne saurait être définie comme ostensible sans une interprétation corrélée par un refus explicite de prendre part à certains enseignements.
En résumé : on ne peut pas dire qu’une tenue est religieuse si l’on ne peut pas dire que l’élève adopte une attitude trop religieuse au regard de la laïcité. Et l’attitude « trop religieuse » est : celle qui consiste à refuser de recevoir les enseignements universels dispensés par l’Éducation nationale.
Un signe subjectivement envisagé comme religieux ne l’est véritablement que lorsqu’il est défini comme tel par qui le porte. Tout tient de la discrétion envisagée (plus que perçue) : il faut alors se demander quelle est la démarche de l’élève. Si le prosélytisme est rigoureusement interdit, l’affirmation de sa foi est autorisée, conformément à… la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
Le Bulletin Officiel du 10 novembre 2022 précise que « sont apportées [ces précisions] dans le cas des tenues susceptibles de manifester une appartenance religieuse :
– une tenue qui n’est pas, à proprement parler, religieuse, peut être interdite si elle est portée de manière à manifester ostensiblement une appartenance religieuse. En effet, dans ce cas précis, l’interdiction porte sur le caractère ostensible et non pas sur la tenue en tant que telle ;
– en effet, même s’il ne s’agit pas d’une tenue religieuse par nature, le port d’un vêtement peut revêtir un caractère religieux éventuel (par exemple : abayas, bandanas, jupes longues) – bien qu’il faille apprécier cette utilisation au regard du comportement de l’élève. »
Rappelons que le port « ostensible » se distingue du port « discret » par la notion de volonté, ou d’intention : soit de pression, soit de provocation, soit de prosélytisme. Trois notions subjectives qui ne sauraient être établies qu’en concertation avec plusieurs acteurs au contact de l’élève concerné. Il convient tout autant de protéger, tout à la fois, et le droit de toutes et de tous à une éducation universelle, laïque et indépendante de toute pression religieuse, et le droit d’un ou d’une élève de ne pas être envisagé autrement qu’au regard de ses intentions, indépendamment de l’expression légitime et autorisée de sa personnalité (et de ses convictions dès lors que ladite expression est discrète).
« Il n’y a pas de crime ou de délit sans intention de le commettre » est un principe fondamental du droit français : ce principe est rappelé à l’alinéa 1er de l’article 121-3 du Code Pénal et est énoncé à l’article 9 de la DDHC.
Une tenue interprétée comme religieuse ne peut finalement être tout à fait litigieuse (en dehors des trois cas expressément cités par la loi de 2004, selon la stricte application du droit) qu’en cas de contestation du contenu d’un cours ou d’une activité proposée dans le cadre scolaire et d’enseignement : c’est ce que signifie l’expression « au regard du comportement de l’élève ».
En tous les cas, il importe qu’un dialogue soit mis en place avec l’élève avant la moindre sanction ou le moindre signalement aux autorités compétentes (qui ont trop à faire pour être surchargées de signalements superfétatoires) : ce dialogue peut avoir lieu, par exemple, avec le ou la professeur·se principal·e, un ou plusieurs enseignants ou enseignantes de l’équipe éducative, un ou une CPE, le ou la référent·e laïcité de l’établissement concerné.
Le port d’une jupe longue, par exemple, ne constitue pas en soi un signe religieux ostensible selon la loi de 2004 : porter une jupe longue ne peut être considéré comme une atteinte à la laïcité que dans le cas où des éléments supplémentaires pourraient clairement indiquer une volonté de prosélytisme religieux – volonté qui ne saurait être décelée dans l’observation simple d’une tenue jugée inadaptée, mais pourrait potentiellement être corrélée par une attitude réfractaire à certains apprentissages.
Par ailleurs, la principale ligne rouge tracée par la laïcité (outre les trois signes ostensibles précisés par la loi de 2004) étant le refus de prendre part à des enseignements, il convient d’apprécier la valeur de ce refus : simple décrochage, fatigue ou difficultés passagères à se saisir d’une notion ? Ou alors expression d’un refus d’ordre religieux de se saisir de tout ou partie de l’enseignement universaliste & républicain ? Ce n’est qu’en ce cas que l’interprétation d’un signe envisagé comme religieux et ostensiblement porté peut intervenir afin de déterminer la valeur et la gravité de ce refus.
C’est uniquement ce refus ostensible de se saisir de certains savoirs qui permettra, en définitive, de définir l’atteinte caractérisée à la très universelle – bien que très française – notion de laïcité.